Science et philosophie, sur la route du savoir

Sur la route du savoir, un accident

Voici le deuxième volet de notre triptyque sur les relations tumultueuses entre science et philosophie. Celui-ci aborde de façon directe la rupture provoquée par l’approche radicale de Kant.

Des grecs anciens jusqu’au XVIIIème siècle, les philosophes se sont succédés, des esprits brillants ont dialogué par livres interposés, éclaircissant peu à peu de nombreuses questions, améliorant la façon de poser les problèmes. Pendant cette période, la philosophie a remarquablement progressé, de concert avec la «philosophie naturelle» qui allait bientôt se voir réserver l’appellation de science.

Lire aussi le 1er volet du triptyque : À l’origine il y avait la philosophie

Il est d’ailleurs intéressant de noter que les mêmes penseurs ont contribué aussi bien à l’avancement des deux parties du savoir, la philosophie naturelle devenant science, et la métaphysique.

Et puis, il y eut un grand choc. Dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle un philosophe de Königsberg, à cette époque en Prusse, aujourd’hui en Russie (Königsberg est devenue Kaliningrad), entreprit un travail de refondation de la philosophie qui eut un succès foudroyant. Emmanuel Kant, dont l’ouvrage le plus célèbre est la Critique de la raison pure (1781), développa une approche radicalement nouvelle qui retint l’attention de l’ensemble du monde intellectuel.

Emmanuel Kant (22-04-1724 , 12-02-1804)

Au risque de simplifier à l’extrême, Kant expliqua que l’esprit humain ne pourra jamais accéder à la réalité profonde des choses, ni de la matière, ni de lui-même. Seules les apparences nous sont accessibles. L’essentiel est inconnaissable.

Le succès de l’œuvre de Kant suscite deux paradoxes.

Le premier paradoxe est l’étrange prétention d’un philosophe à affirmer qu’il y a des choses qu’on ne pourra jamais savoir.

Accessoirement, il est permis de se demander comment on peut savoir cela ! Mais surtout, c’est un rejet brutal de la raison d’être de la philosophie. Celle-ci provient uniquement d’une déclaration gratuite et formidable des grecs anciens : « nous pouvons comprendre, nous allons comprendre ». Tous les progrès du savoir, y compris scientifique, sont issus de cette provocation lancée à l’univers et au destin. Abandonner l’ambition, c’est nier d’un bloc à la fois la philosophie et sa fille la science.

Dans ces conditions, le succès de Kant en tant que philosophe est étrange : un peu comme si, dans un village côtier, celui qui affirmait qu’il est impossible de naviguer en mer, avait la réputation du meilleur marin…

Mais il y a un autre paradoxe dans le succès de la philosophie de Kant.

Si l’on analyse ses raisonnements pour démontrer que l’esprit humain ne peut connaître véritablement ni la matière, ni lui-même, on s’aperçoit qu’ils étaient fondés sur des bases qui ont rapidement été périmées.

Par exemple, il considérait que la géométrie euclidienne non seulement représentait exactement l’espace dans lequel nous vivons mais était aussi en accord naturel avec l’esprit humain. Quelques décennies à peine après ces affirmations, naquirent les géométries non-euclidiennes qui ont été très fertiles en mathématiques et en physique. Plus personne aujourd’hui n’oserait dire que la géométrie euclidienne est plus naturelle qu’une autre…

La géométrie euclidienne, est celle que nous avons apprise à l’école. Elle est nommée ainsi en hommage à Euclide (né à Athènes vers 325 av JC, il vécut à Alexandrie en Égypte où il mourut vers 265 av JC). Les droites, les triangles, les cercles sont ceux que nous connaissons. Ainsi, deux droites parallèles s’appellent ainsi parce qu’elles ne se coupent jamais.

Les géométries non euclidiennes sont des géométries dans lesquelles les droites parallèles peuvent se couper ou s’éloigner ! L’exemple le plus simple en est celui de la surface de la Terre : si deux automobiles partent de l’équateur vers le Nord, parallèlement l’une à l’autre, elles vont peu à peu se rapprocher et finalement arriver toutes les deux au pôle Nord. Les « méridiens » sont bien des parallèles par définition (elles sont toutes les deux perpendiculaires à la ligne de l’équateur) mais elles finissent par se croiser. Dans une géométrie où tout se passe sur la surface d’une sphère, les règles bien établies de la géométrie euclidienne (par exemple « la somme des angles d’un triangle est de 180 degrés) ne fonctionnent plus : ce sont d’autres règles.

Pour citer un seul autre exemple, il affirmait que la logique aristotélicienne était idéalement adaptée à la démarche de la raison. C’était là aussi à la veille d’un grand bouleversement, avec un retour sur les fondements des mathématiques et des progrès considérables en logique. La logique aristotélicienne est considérée aujourd’hui comme une prouesse de l’esprit humain dont la valeur est surtout historique, au profit de logiques plus utiles, plus adaptées à la réalité. Il n’y aurait pas d’appareils ménagers, pas d’automobiles, pas d’ordinateurs, pas de smartphones, pas d’intelligence artificielle si l’on en était resté à la logique considérée par Kant comme définitive

La logique aristotélicienne, ainsi appelée d’après Aristote, a régné en Europe jusqu’au XIXème siècle, lorsque des mathématiciens ont voulu « mathématiser » la logique. Ils se sont alors heurtés à des paradoxes qu’ils ont surmontés en ouvrant de « nouvelles » logiques qui se sont rapidement montrées très utiles. Dans la logique classique, quelque chose est vrai ou faux. Il n’y a pas d’autre possibilité. La vie de tous les jours offre une illustration des limites de cette façon de penser. Dans une situation concrète, les choses ne sont pas « totalement vraies » ou « totalement fausses » mais ont des valeurs relatives : ainsi, s’il fait beau, vous irez vous promener si vous avez un peu plus envie de sortir que de rester chez vous. Ce n’est pas une question de « totalement » envie de sortir et « pas du tout » envie de rester chez vous. Le « il fait beau, donc je sors » de la logique classique n’est pas adapté. On a donc conçu pour les ordinateurs une logique dite « floue », dans laquelle chaque énoncé a un « degré » de vérité plus ou moins élevé. Il est ainsi devenu possible de « calculer » des situations : par exemple, y aura-t-il beaucoup d’embouteillages sur les routes dimanche prochain ? Avec l’intelligence artificielle, on s’est éloigné encore plus de la logique aristotélicienne : chacune des millions de données qui sont prises en compte dans les calculs, est dotée d’un coefficient de « probabilité de vérité » (par exemple le « certainement vrai » serait à 100 et le « certainement faux » à zéro, avec toutes les valeurs intermédiaires).

Paradoxale ou non, l’œuvre de Kant a rapidement bénéficié d’une immense autorité intellectuelle.

Sa théorie de l’inconnaissable donna un coup d’arrêt brutal à la philosophie. Puisqu’on ne pourrait jamais connaître la nature profonde des choses matérielles ou de l’esprit, puisque l’essentiel resterait à tout jamais inaccessible à l’esprit humain, à quoi pouvait encore servir la métaphysique, la «philosophie première», sinon à de vaines spéculations ?

La science toute seule

À partir de ce moment, seule la science – qui ignora superbement les condamnations de Kant à l’éternel inconnaissable – continua de progresser sur la route du savoir, et à quel rythme !

Son horizon était celui de l’univers matériel. C’est avec lui qu’elle était née, c’est en le fréquentant assidûment qu’elle apprit à mieux le connaître et à vérifier ses connaissances dans des applications de plus en plus convaincantes. Plus elle progressait dans sa compréhension du mouvement, de l’énergie, de la matière, plus les questions se renouvelaient et plus l’horizon s’élargissait. Mais quel horizon ? Celui de l’univers matériel, bien sûr. La science n’avait aucune chance de rencontrer sur son chemin l’esprit, la conscience, le bien ou le mal.

Henri Bergson (18-10-1859 , 04-01-1941)

Il y eut pourtant un philosophe qui se dressa contre l’entreprise de démolition de Kant, qui démonta paisiblement un par un ses arguments et tenta de redonner à la connaissance de l’esprit un souffle nouveau. Mais il était trop tard. Le travail de Bergson eut un immense retentissement dès son premier livre l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889). Ses ouvrages réhabilitant la métaphysique – pour l’esprit – marchant de concert avec la science – pour l’univers matériel – ont eu une audience considérable, mais le vent contraire soufflait trop fort.

La science répond à de plus en plus de questions ? Elle répondra à toutes les questions, continuons d’avancer. Ce que nous étudions est tout ce qu’il y a à étudier, la connaissance est au bout, l’esprit se résoudra dans nos belles équations, la conscience apparaîtra dans nos théories, les rêves et les souffrances de chacun finiront par trouver leur explication. De toute façon la vie est une production de la matière, la conscience est un phénomène causé par les merveilleuses combinaisons de l’espace, du temps et de l’énergie. Ce sont ces choses que nous sommes précisément en train d’étudier. Il n’y a pas d’autre horizon que le nôtre, soyez patients, nous trouverons toutes les réponses.

Dialogue de sourds

Albert Einstein, la relativité

Albert Einstein (14-03-1879 , 18-04-1955) ; Kurt Gödel (28-04-1906 , 14-01-1978)

Une anecdote permettra d’illustrer l’étrange situation ainsi créée.

Le grand logicien Kurt Gödel (son théorème d’incomplétude, aussi beau qu’inattendu, a marqué un tournant important dans les mathématiques) a passé ses dernières années à Princeton en compagnie d’Albert Einstein. Il décida de s’intéresser à la relativité générale, et démontra que si cette théorie était juste, alors le temps tel qu’il le connaissait n’existait pas. Son travail embarrassa beaucoup les physiciens, et il s’empressa de dire avec sa forme habituelle d’humour que c’est lui qui s’était trompé, qu’en fait il n’y avait pas d’hier, il n’y avait pas de demain… il avait lancé une grenade aussi explosive que son fameux théorème.

Théorème d’incomplétude, Il s’agit en réalité de deux théorèmes publiés en 1931, qui ont mis fin au rêve de «complétude» des mathématiques.

Pour simplifier à l’extrême, et en langage courant, Gödel a montré que dans toute théorie «cohérente» (donc solide, par exemple l’arithmétique) il existait au moins une proposition dont on ne pouvait pas démontrer si elle était vraie ou fausse, sans faire appel à une autre théorie, plus large (englobant et l’arithmétique et d’autres choses). Et si on fait appel à une autre théorie, dans celle-ci aussi il y aura au moins une proposition dont on ne pourra pas démontrer si elle est vraie ou fausse… sans faire appel à une autre théorie, encore plus large, et ainsi de suite.

Théorie de la relativité générale, Tout le monde connaît l’expression. Dans tout mouvement, certaines choses sont en mouvement «relativement» à d’autres choses : dès lors, comment faire pour qu’une loi physique reste la même, que les choses étudiées soient immobiles ou en mouvement les unes par rapport aux autres, à petite ou grande vitesse ? D’où les théories de la relativité, la première due à Galilée, la dernière attachée au nom d’Einstein.

Ainsi, la Relativité générale s’occupe de l’immensité de l’univers, et ramène à une formule unique par exemple l’effet de la gravitation, que les objets soumis à la gravitation soient immobiles les uns par rapport aux autres ou se déplacent à des vitesses fantastiques.

L’astrophysique, qui étudie notamment les étoiles lointaines, est le domaine où la théorie de la Relativité générale est le plus utilisé.

Anecdote ? Si on lit aujourd’hui le livre remarquablement pédagogique d’Étienne Klein Le temps (qui passe ?) , on y découvre que d’après la théorie de la relativité générale nous sommes dans un «univers clos», c’est-à-dire que le passé, le présent et le futur sont déjà définitivement donnés : «tout ce qui a existé existe encore dans l’espace-temps, et tout ce qui va exister dans le futur existe déjà dans l’espace-temps»… autrement dit le café que vous avez bu cet après-midi, l’ambiance agréable avec vos amis, les propos que vous avez échangés, votre humeur particulière, tout cela était déjà écrit dans le Big Bang il y a quatorze milliards d’années !

Est-il bien sûr que les physiciens aient réussi à étudier le temps que nous vivons, avec nos attentes, nos impatiences, nos choix, nos malheurs et nos bonheurs ?

Tout le problème est là. La philosophie a démarré en s’attaquant à deux réalités immédiates : les choses, et la conscience. La philosophie naturelle devenue science s’est spécialisée dans les choses, avec un succès non discuté. La métaphysique s’étant arrêtée en chemin, la science a continué seule et, enivrée par ses progrès, s’est mise à philosopher sans se l’avouer. Que la conscience soit la même réalité que la matière, ce n’est pas encore une conclusion scientifique – où est la preuve ?c’est un choix, un a priori philosophique.

On n’est plus sur le terrain de la science, on a glissé sans y prêter attention dans le domaine de la métaphysique, et pas la meilleure, puisqu’on a donné la conclusion avant la recherche.

A découvrir prochainement « Vive la philosophie ! », le troisième volet  des relations entre la science et la philosophie.

Lire la suite : Stephen Hawking, de la physique à la philosophie

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Citation

« L’esprit humain est ainsi relégué dans un coin, comme un écolier en pénitence : défense de retourner la tête pour voir la réalité telle qu’elle est. »

Henri Bergson
A propos de la philosophie de Kant dans « La pensée et le mouvant »